Questions sur...
Échos à vos questions et commentaires
- #4 Votre réponse à C.D. (Trois-Rivières) est incomplète. (…) Pour expliquer le peu (pas) de sciences chez les élèves d’école primaire, vous négligez l’influence de CE qui est évalué, COMMENT c’est évalué et POURQUOI c’est évalué. Ces items sont décisifs sur cette question! W.A. S., professeur UBC, Vancouver, Canada
- Je partage entièrement votre position. Les quoi, comment et pourquoi de l’évaluation déterminent en grande partie, en très grande partie dans certains cas, ce qui est «enseigné» et les stratégies pédagogiques utilisées : ce qui est véritablement visé en classe, de même que la nature de l’intervention pédagogique elle-même.
Donnons comme exemple l’effet dévastateur de la politique de G.W. Bush qui, sans doute animé des meilleures intentions républicaines, a lié le financement de l’école publique à sa «performance» : les résultats scolaires des élèves! On peut également citer les effets pervers de la politique nationale de hausse de la réussite scolaire des élèves au Québec. Résultats : dans la mesure du possible, on abaisse les standards ou on retire les élèves les plus faibles des évaluations imposées par la Commission scolaire ou le ministère de l’Éducation. On porte une attention démesurée à la nature de ce qui est évalué et on entraîne («drill») en conséquence les élèves! Ce qui n’est pas évalué est négligé, sinon délaissé. Et comme le «mémorisable» est plus facile à exposer en classe et par la suite à évaluer (et aussi moins sujet à contestation : ce qui n’est pas négligeable dans certains milieux…), on y met faut-il se surprendre toute l’attention. On fournit même des «trucs mnémoniques» pour aider les élèves à mémoriser! Sont alors mis au second plan la véritable «compréhension» de la matière, le transfert des connaissances, l’habileté à résoudre des problèmes («problem solving»), les capacités d’analyse, de synthèse, de critique, etc., des habiletés ou compétences qui exigent non plus seulement une simple «instruction» ou transmission d’informations, mais tout l’arsenal d’une véritable formation.
Au surplus, lorsque les sciences font rarement l’objet d’une évaluation obligatoire, elles sont elles aussi laissées pour compte; et si elles sont évaluées, là encore domine le «mémorisable» : Comment appelle-t-on telle chose ou tel phénomène?, Qui a découvert telle chose?, Jusqu’à quelle hauteur peut monter l’eau d’un puits à l’aide d’une pompe aspirante/foulante?, Quelle force faut-il appliquer à tel levier (la position du point d’appui étant précisée) pour soulever le poids X?… Le mémorisable, au surplus, se corrige rapidement : il suffit de rechercher la présence d’un mot ou la case noircie dans le cas d’une réponse à choix multiples… Dans ce dernier cas, les élèves (étudiants) apprennent à discriminer, et se préparent en conséquence!
Ce que l’on évalue influence grandement l’intervention et, du coup, ce sur quoi mettront l’attention les élèves (les étudiants). Et cette fonction «évaluation» retiendra d’autant plus l’attention des uns et des autres que la tâche globale de chacun est lourde ou perçue comme telle. Chez l’élève, cette lourdeur sera conditionnée par ses activités parascolaires, les attentes de son entourage, ses retards éventuels d’apprentissage, sa disposition intérieure (psychologique, émotionnelle, motivationnelle) à apprendre, sa condition physique… La lourdeur de celle de l’enseignant, outre sa condition personnelle, dépendra du nombre d’élèves de sa classe, du nombre et de l’ampleur des «cas problèmes»» (des élèves en difficulté pédagogique ou comportementale), du nombre de dossiers à remplir ou de comptes à rendre, de rencontres de parents, de comités et des pressions diverses… L’élève cherchera à tirer son épingle du jeu : il repérera «l’important pour l’examen» et y mettra son attention; à moins qu’il s’en sente incapable et qu’il en vienne à abandonner tout effort et chercher à sauver la face : certains excellent dans l’indiscipline ou les facéties… De son côté, l’enseignant se sentira incité à adopter des formules pédagogiques plus expéditives et des formes d’évaluations à corrections aisées et rapides : la recherche d’un mot ou d’une case et très peu de réponses à développement, plus longues à corriger (également plus sujettes à contestation…), encore moins bien sûr d’évaluations exigeant des manipulations ou observations.
Et plus les évaluations sont simples, voire simplistes, davantage sera privilégiée l’intervention collective et plus celle-ci portera sur le «mémorisable» ─ l’information ou l’algorithme (procédure stéréotypée; la célèbre «règle de trois» en est un triste exemple). Le mémorisable exigeant moins d’effort, d’explications, de nuances, fait donc apparemment «gagner» du temps d’enseignement et, pour les élèves, du temps d’apprentissage. Mais, on oublie que ce faisant ces derniers deviennent moins engagés, motivés, attentifs, disciplinés. Ce qui grugera du temps d’enseignement pour y remédier et, l’enseignement étant moins efficace, on devra répéter davantage… ce qui grugera encore du temps; limitant d’autant celui qui pourrait être consacré à accompagner les élèves! En réduisant l’accompagnement, on perd leur suivi et ces derniers, en retour, décrochent davantage…
On entre donc dans un cercle vicieux. On espérait alléger sa tâche, «gagner du temps»; on obtient l’inverse! Pire : dans la classe peut s’installer un climat de tension, d’indifférence ou de décrochage. L’enseignant a finalement davantage à faire; l’élève lui, désintéressé, doit s’efforcer de surmonter l’ennui. La frustration va grandissante de part et d’autre. L’école devient pour tous un fardeau de plus en plus lourd à porter.
La poursuite de la compétence et de l’autonomie ─ qui, fondamentalement, justifie l’existence d’un système d’éducation nationale ─ cède le pas à l’opportunisme et à la compétition… qui du coup engendrent bon nombre d’éclopés! L’enseignant se voit dans l’obligation d’abandonner le recours à la motivation intrinsèque chez l’élève (celle associée au plaisir découlant de ses actions ou réalisations : la motivation qui stimule le plus d’ailleurs la formation) et de se rabattre sur la motivation extrinsèque (celle associée chez l’élève à ce que peuvent «rapporter» ses actions), la récompense concrète immédiate ou l’absence de punition. Notre enseignant en viendra même à «payer» ses élèves pour leur «progrès», leur bon comportement, même leurs bonnes notes : ex. congé de «devoir» ─ ce qui, notons-le en passant, laisse sous-entendre que les devoirs à la maison représentent nécessairement un fardeau (ce qui est souvent le cas malheureusement, vu leur platitude habituelle), plutôt qu’une occasion de travailler, dans le recueillement que peut procurer la solitude, à «objectiver» (récupérer en quelque sorte) ce qui a été vécu/appris dans la journée ou à préparer celle qui va venir!…
Les fins de l’éducation sont alors perverties : ce qui est recherché, ce n’est plus tant la formation d’«un citoyen en mesure de bien vivre sa vie dans sa société et de lui apporter une contribution significative et gratifiante», mais de «produire» un «bon» élève!… qu’on prépare avant tout aux examens et aux exigences des cycles supérieurs! Pourquoi alors aller à l’école? Pour être en mesure d’aller à l’école! Le chien qui se mord la queue…
Et si, tout autour de lui, c’est la note obtenue qui prévaut, l’enseignant animé des meilleures intentions ou des plus grands idéaux se rendra compte qu’il n’a pas vraiment le choix : ses élèves devront eux aussi «performer», obtenir de bonnes notes aux types d’examens imposés. Les parents, la Direction, la Commission scolaire, le Ministère veillent au grain et exigeront des explications si les résultats ne répondent pas aux attentes… Mieux vaut, alors, à son tour jouer le jeu de la performance et disposer lui aussi, le cas échéant, d’«arguments» difficiles à contester : montrer les réponses obtenues à des questions aussi claires que brèves et menant à des réponses sans équivoques et bien circonscrites!… Pour ce qui est de leur valeur ou de leur pertinence, il s’agit là d’une tout autre question… qu’on balaie trop aisément sous le tapis! Et ainsi, la «drill» l’emporte sur la formation, et pour l’enseignant et pour l’élève. La question fondamentale est esquivée : Vaut-il vraiment la peine d’évaluer ce que l’on évalue? À quoi servent, en effet, l’évaluation d’une définition apprise par cœur (qu’on oubliera d’ailleurs rapidement), l’application correcte d’un algorithme dont on ne comprend pas vraiment le bien-fondé ou le nom d’un découvreur ou d’un inventeur, si on ne connaît rien du contexte sociohistorique et philosophique (le décor épistémologique) de son exploit; un contexte qui, lui, comporte des informations transférables, donc utiles à moyen et long termes?
Mystifier! En mettant l’emphase et provoquant un consensus sur l’importance d’atteindre de hauts standards «académiques», on masque leur lamentable vacuité et on nourrit du même coup des besoins d’appartenance ou de reconnaissance factices comme «bon enseignant» ou «bon élève»!
Du vent, donc! Devant la complexité de la réalité d’aujourd’hui et des nouvelles exigences du marché du travail, on met notre élève devant la nécessité de refaire éventuellement ses classes… à moins qu’il en vienne à accepter la dépendance, la soumission ou, qui va généralement de pair, la piètre rémunération, et devoir tirer le diable par la queue! Sans compter qu’on prive dans ce dernier cas la société de ressources essentielles à sa vigueur culturelle et économique, sa compétitivité et la qualité de vie de l’ensemble de ses citoyens. À quoi, donc, auront vraiment servi tous ces milliards investis dans le Système d’éducation? Hormis cette poignée de «vainqueurs» qui auront su tirer profit de l’aventure, combien aura-t-on engendré de décrocheurs, d’inadaptés ou d’éclopés qui auront recours aux frais des contribuables aux diverses mesures de remédiation, sinon qui iront alourdir des filets sociaux qui grugent déjà une part importante des finances publiques?
Dans un système éducatif structuré, l’évaluation est le nerf de la guerre! Changez l’évaluation et vous transformez l’école; essayer de changer l’école sans changer l’évaluation est peine perdue.
Mais, rétorquera-t-on avec raison, si l’on veut aller au-delà de la simple mémorisation et qu’on veut véritablement «former» le jeune à l’autonomie, la réflexion, l’ingéniosité, la critique, etc., il faudra disposer d’instruments d’évaluation conséquents! Or, où sont-ils? J’ajouterais : et comment les Commissions scolaires et le Ministère encadreront-ils et contrôleront-ils l’usage de ces nouveaux instruments? Aussi, comment prendront-ils en compte et géreront-ils les bouleversements que ces instruments entraîneront? Des questions qui à mon sens ont été largement sous-estimées lors de l’introduction de la Réforme!
Notons tout de suite que cette révolution ─ car il faut bien appeler un chat : un chat! ─ serait peu compatible avec les classes bondées, particulièrement celles qui intègrent (ou prétendent le faire, sans ressources d’appoint suffisantes) de trop nombreux «cas problèmes»… Déjà là, on voit apparaître un gros problème de sous… au moment justement où, partout, on tente de resserrer les budgets! L’amélioration du soutien à l’enseignant et, surtout, à l’élève est pourtant incontournable si l’on envisage sérieusement la formation : la présence, donc, de ressources d’appoint pour les élèves en difficulté et un nombre d’élèves par classe «raisonnable» ─ pas trop élevé, mais pas trop restreint non plus : les interactions étant essentielles à la formation voulue. Soutenir l’enseignant, afin qu’il puisse consacrer plus de temps à «accompagner» et «suivre» (évaluation formative) chacun des élèves; de façon à connaître les forces et faiblesses de chacun et à intervenir promptement en tenant compte de ses besoins particuliers. L’évaluation formative ─ celle pratiquée régulièrement au fil des échanges quotidiens; en comparaison de l’évaluation dite sommative, «scolaire», qui, elle, est pratiquée sporadiquement et habituellement destinée à l’établissement d’une note au bulletin; et à «préparer» les élèves aux examens de la Commission scolaire ou du Ministère ─, l’évaluation formative, donc, est essentielle dans une perspective de formation; chez l’enseignant tout comme chez les parents. Elle nécessite avant tout une attention assidue et une volonté d’agir; pas nécessairement une batterie d’instruments, même si quelques-uns peuvent être utiles… Mais encore faut-il en avoir les moyens!
Un Système d’éducation de première ligne plus coûteux certes, mais qui épargnerait combien par la suite? En mesures et frais de remédiation de toutes sortes, en filets sociaux. Et, surtout, qui rapporterait combien en retombées économiques et en qualité de vie pour la société dans son ensemble?… À vue de nez, j’ai l’intime conviction que le bilan serait très nettement positif. Économistes, à vos devoirs… Ce sont souvent les seuls arguments auxquels sont sensibles nos gouvernements!
Revenons à nos moutons. En tant qu’intervenant, il faut régulièrement être en mesure de suivre ses jeunes : on est alors informé des aléas du développement des habiletés ou des compétences visées et on demeure à jour sur leur état (apparent du moins) de développement. Il serait bien sûr irréaliste de croire qu’en tout temps et en tout milieu, cela soit possible ou même suffisant. Il faut aussi, au moins à l’occasion, des instruments externes pour soutenir (et confronter) notre évaluation. Il en existe de type papier crayon comportant des mises en situation et d’autres exigeant des manipulations ou des expériences; certains bien sûr plus intéressants que d’autres : il suffit de consulter l’Internet avec des descripteurs comme «évaluation compétences sciences primaire». Mais il me semble qu’on est encore loin d’avoir utilisé tout le potentiel que peut offrir la «simulation» de réalités virtuelles à l’aide de l’ordinateur : phénomènes physiques, interactions sociales, conjonctures de toutes sortes. (Message, ici, aux jeunes programmeurs audacieux… Si on est capable de simuler par ordinateur une partie de hockey ou la conduite d’un avion, on peut tout autant simuler d’autres réalités…) D’ailleurs, je crois que cette avenue est incontournable si l’on veut privilégier la formation dans toutes les classes : les examens à grande échelle (de la Commission scolaire ou du Ministère) devront donner le ton et évaluer elles aussi des compétences, et non pas seulement des connaissances et des algorithmes. Ces examens à grande échelle devront donc faire appel à la simulation par ordinateur si on entend «standardiser» (voire imposer, le cas échéant) ce type de contenu d’évaluation et, surtout, le faire à coûts raisonnables. La conjoncture, d’ailleurs, si prête : d’ici quelques années les outils informatiques (ordinateurs, tablettes et autres outils numériques à venir) seront de plus en plus conviviaux et accessibles à tous, à l’échelle de la planète… tant chez les riches que chez les pauvres, qui verront d’ailleurs là un moyen d’améliorer leur sort.
Les différentes instances de contrôle externe devront au besoin donner l’exemple. L’évaluation des compétences ne peut véritablement se réaliser qu’«en situation et dans l’action»; ce sont les seuls lieux où il est possible d’apprécier leur état de développement. Puisqu’il est impensable d’y arriver en plongeant chaque fois «réellement» les élèves dans de telles situations, et de là les observer agir, le Ministère et les Commissions scolaires devront assurer s’il le faut la production et la diffusion d’une large banque de ces simulateurs informatiques. Ce qui, certes, n’est pas une mince tâche, mais c’est la condition sine qua non du virage véritable vers la formation et non plus seulement la «simple» instruction.
Avant de terminer, je tiens à préciser qu’il n’est nullement question de délaisser, bien au contraire, des idéaux comme celui de viser une diminution de tant de points de pourcentage de l’échec ou du décrochage scolaires : il faut cependant se méfier des effets pervers possibles. Si l’on veut améliorer la réussite scolaire ─ et cela à n’en pas douter est impératif ─, il faut s’appliquer à bien identifier les causes et les facteurs en jeu et agir sur eux, directement et indirectement. Et non pas seulement sur leurs effets et symptômes, les résultats scolaires notamment… Et, toujours, ne pas oublier qu’il n’y a pas que des élèves «faibles» parmi ceux en difficultés, il y a aussi nombre d’élèves qui ne trouvent pas à l’école de quoi satisfaire leur appétit et qui deviennent des élèves à problèmes et en difficultés… Il y a aussi tous les autres qu’il ne faut pas oublier : les «moyens» qui n’attirent jamais l’attention, les «forts» à la superbe plus compétitive et les «surdoués» les grands négligés… à moins qu’ils n’attirent l’attention par l’indiscipline!
Au risque de me répéter, il faut éviter le piège de «faciliter la mémorisation» en multipliant les gadgets ou en édulcorant les présentations ─ l’ordinateur et le tableau interactif ne sont que des accessoires : c’est ce que l’on en fait qui peut faire la différence! Et, toujours, il faut garder à l’esprit que c’est la formation l’enjeu principal… devant le développement accéléré des connaissances et des technologies, la complexité accrue des problèmes auxquels font face les sociétés, la mondialisation de la production et de la main-d’œuvre… La formation pour augmenter la compétence des gens, et leur nombre évidemment!
Bien sûr, le rôle de l’enseignant est transformé, mais c’est le prix de la formation de nos jeunes. En sciences, comme ailleurs…
© plt
- #3 … Au chapitre VI (Sur la démarche), vous présentez l’enchaînement SPACT (…) Représentation simplifiée de l’activité cognitive, mais très inspirante au plan pédagogique. Où peut-on en apprendre davantage à son sujet? M.A.B., professeur, Algérie
- Pour les moins familiers : SPACT signifie Saisie de Problème, Anticipation, Cueillette et Traitement.
Saisie de problème. Deux mots pour cette première phase tout à fait cruciale ─ sinon rien de perturbant n’est perçu, l’activité cognitive reste au repos et l’état d’équilibre cognitif demeure inchangé. Saisie et Problème, donc, deux opérations contiguës indispensables pour que s’enclenche le processus. D’une part, celle de percevoir que quelque chose ne va pas. On éprouve de la surprise, de la curiosité, un défi, un obstacle, un danger, peu importe, mais on «éprouve» une forme de malaise et on se sent provoqué, incité à réagir : une perturbation qui pousse en avant donc. D’autre part, celle d’entrevoir, d’identifier jusqu’à un certain point, les contours et la nature de cette perturbation. Bien que ces deux opérations soient très étroitement liées, elles demeurent néanmoins distinctes. L’on peut sentir confusément que quelque chose ne va pas sans pouvoir l’identifier; tout comme, à l’opposé, on peut faussement identifier cette perturbation et, de là, cesser de l’éprouver… pour un temps du moins. Notons d’ailleurs que ce «problème» ne sera jamais si clair que lorsqu’il sera résolu : il se précise à mesure que l’on avance dans le processus complet. Un processus presque instantané parfois, mais pouvant être extrêmement lent dans certains cas.
Anticipation. Une réaction, plus ou moins spontanée, qui «sourd», émerge, plus ou moins clairement et rapidement, de l’intérieur : c’est la seconde phase. Une réaction qui nous projette au-delà du «problème», qui nous fait entrevoir une ou plusieurs pistes de solution, voire «hypothèses» (dans les cas où elles découlent d’une réflexion attentive). Cette anticipation provient de l’«être», de tout ce qui a été vécu, appris, éprouvée jusque-là : elle nous «ressemble» pour ainsi dire et est plus ou moins consciente, selon la nature de l’éveil émotionnel provoqué par SP. Ce n’est pas seulement une opération rationnelle, loin de là. L’anticipation est fortement marquée par l’intuition (perception globale, synthétique, d’une situation), une intuition souvent vague au départ et toujours empreinte d’émotions : la conviction (prématurée) de sa validité, le doute, la teinte émotionnelle laissée par le sentiment d’aisance ou d’incapacité engendré par ce problème, la crainte, le plaisir, l’émerveillement, le désarroi… Elle est aussi très marquée par le déjà-connu, une solution connue à un problème jugé apparenté. Néanmoins, même si sur-le-champ on peut avoir l’impression contraire, l’anticipation demeure une solution potentielle, possible mais non certaine, toutefois nécessaire puisqu’elle ouvre la voie à la poursuite du processus. Sans elle, le processus serait tout bonnement stoppé, du moins suspendu jusqu’à l’apparition d’une telle piste à explorer : une espèce de sonde lancée en périphérie du déjà-connu!
Cueillette. On recherche, plus ou moins délibérément, des indices (des arguments ou des faits d’observations) qui, selon soi, devraient normalement découler de cette possible solution (si… alors…); en d’autres mots, des indices qui devraient se manifester si cette anticipation était juste, si elle convenait. Cette troisième phase est généralement assez consciente et même, dans certains cas, très attentive et très minutieuse. Elle fait appel au raisonnement, mais aussi, souvent, à l’observation : directe ou provoquée. Directe, si des observations sont déjà accessibles sans devoir les provoquer : suffit de se mettre au bon endroit au bon moment, avec ou sans autres instruments que les sens. Provoquée si, pour que puissent se réaliser ces observations, il faut monter une expérience et provoquer délibérément l’apparition de ce que l’on désire observer.
Traitement. Enfin, quatrième et dernière phase (de ce premier cycle complet, du moins), quand on croit avoir recueilli suffisamment d’indices, on fait une espèce de bilan; en menant dans certains cas une analyse systématique de ce que l’on a obtenu contre ce à quoi on s’attendait. Souvent ce bilan n’est réalisé que de façon intuitive et mène à «ça marche ou ça ne marche pas!»… C’est au cours de cette phase que l’on teste, que l’on met à l’épreuve en quelque sorte, notre solution potentielle, notre anticipation. On considère les résultats de la cueillette (arguments et faits d’observation) à la lumière de cette anticipation plus ou moins bien formulée selon le cas, afin d’en éprouver la validité. Si la réflexion s’y met sérieusement, beaucoup de nuances peuvent être apportées à sa conclusion et même ouvrir de nouveaux horizons.
Il est possible que ce premier cycle complet, SP-A-C-T, ne mène à rien de fondamentalement nouveau… on n’a que constaté qu’une ancienne solution s’applique également dans ce cas-ci. Le domaine de validité de cette dernière a donc pu quelque peu s’élargir, rien de plus. C’est tout de même un apprentissage, puisque des liens ou une structure ont été modifiés, même si ce n’est que légèrement pour englober dorénavant des situations comme celle-ci. Il est possible aussi que ce bilan mène à une conclusion plutôt mitigée : que la solution apparaisse convenir, mais sans trop qu’on sache précisément en quoi ou pourquoi, et qu’on choisisse malgré tout de ne pas aller plus loin… pour l’instant du moins : le processus cognitif est alors suspendu. Mais il est possible que le bilan conduise à la constatation que l’anticipation ne convient vraiment pas et, donc, que la situation problématique reste entière; même qu’elle devient plus aiguë ou plus claire et qu’elle nous chicote au point de nous empêcher d’abandonner. Alors SPACT reprend, mais avec des informations que nous n’avions pas lors du cycle précédent. Le processus cognitif se poursuit donc, mais à un niveau supérieur de conscience et de connaissance, le problème n’est plus tout à fait le même (déjà il est plus conscient…) et les pistes de solutions pas tout à fait les mêmes; à tout le moins celles empruntées précédemment, nous savons qu’elles ne nous satisfont pas ─ du moins c’est ce que nous «pensons» alors… D’où le schéma en forme de spirale de la page 112 (ou FVI-3) de l’ouvrage.
Ce modèle n’est pas récent. Il s’agit d’une vieille intuition d’il y a plus de 40 ans qui m’avait fortement ébranlé : je prenais conscience, en corollaire, du fait que la réalité, la réalité que je croyais jusque-là «objective», indépendante de chacun de nous, était en fait une construction de celui qui vit, qui sent, qui pense!… En effet, si c’est l’individu lui-même qui perçoit un déséquilibre cognitif et qui en identifie l’origine, si c’est lui également qui «propose» une ou des pistes de solution à partir de son déjà-connu, si c’est lui encore qui «recueille» des indices (arguments ou observations : qui, elles, sont issues de perceptions et interprétations de sa part), si c’est lui toujours qui interprète ses indices à la lumière de ses anticipations, alors au final tout se passe en lui!… Seulement en lui; même ses perceptions, et même les sensations à partir desquelles il en vient à ces perceptions!!! C’est donc «sa» réalité qu’il construit au fur et à mesure, et non pas une réalité «hors de lui», «objective», qu’il «découvre» chemin faisant!… Pilule, sur le coup, difficile à avaler… le sol se dérobait sous mes pieds : j’étais «déraciné»! SPACT portait en lui, je l’ignorais à l’époque, le constructivisme radical que j’allais découvrir vingt ans plus tard, particulièrement avec Ernst von Glasersfeld que j’ai eu la chance de découvrir et de rencontrer ─ je me suis alors senti subitement moins seul, comme en terrain connu; au surplus, voilà qu’il m’encourageait à poursuivre dans la même veine!… En fait, cette prise de conscience, appelons-la l’«esprit constructiviste», était déjà dans l’air de l’époque; depuis le milieu du XIXe siècle, au moins. Et je le découvrirais à mon tour. Timidement. Je le «sentais» confusément à travers les impressionnistes, aussi Picasso, Giacometti, Kandinsky, Chagall, Escher… Sans oublier Darwin et Piaget, bien sûr. Progressivement un sentiment de «liberté responsable» est apparu : je me sentais libre et responsable de mes pensées, de mes opinions… Mais, paradoxalement, profondément «seul» tout autant que «partenaire», partenaire de tous les autres «Homme qui marche» de Giacometti! Mais très seul : je n’avais pas de mots pour en parler, me faire comprendre; qui, d’ailleurs, aurait compris?… Jusqu’à l’arrivée de von Glasersfeld!
Ce modèle rudimentaire s’est donc maintenu au fil des ans, mais il s’est articulé, consolidé, approfondi et, aussi, nettement complexifié! Son apparence s’est estompée; surtout, son aspect mécanique, 1, 2, 3, 4, qui s’est nettement assoupli. Non pas que l’enchaînement des opérations se soit fondamentalement modifié, mais chacune d’elles s’est réduite à l’essentiel, délaissant ses contours trop précis, son cloisonnement, son «autonomie» et son caractère par trop «cérébral». La nature des opérations et leur enchaînement seuls comptaient (perception d’un déséquilibre, réaction de l’intérieur, recherche d’indices, comparaison/bilan), mais se ramifiaient. Les phases, demeurées pourtant distinctes, se rapprochaient, se complexifiaient, s’ouvraient : chaque «phase» pouvait être constituée de cycles complets, même d’emboîtements de cycles complets, et ce simultanément dans plusieurs directions!… Du coup, le modèle perdait de plus en plus son caractère graphique : le nouvel emboîtement en grappes de cycles, rapidement n’a plus été en mesure de rendre la réalité! SPACT devenait un enchevêtrement de poupées gigognes! Le patron initial pouvait se réfléchir presque à l’infini!…
Cette métamorphose s’est opérée lentement. À la suite d’expériences pédagogiques, d’auto-observations multiples et diverses. Et quantité de lectures… Sur l’évolution (des astres, des montagnes, surtout de la vie), l’épistémologie (particulièrement, génétique, avec Piaget), les approches psychothérapeutiques et la psychanalyse (Jung, en particulier), l’histoire des sciences, des arts et des idées; le constructivisme (radical surtout), l’approche systémique, l’écologie, la neurologie, la botanique, la zoologie, la paléontologie, l’archéologie, l’ethnologie, le marketing, la politique… Bref, sur ce qui, d’une façon ou d’une autre, traitait d’évolution, de transformation, d’adaptation : macro ou micro… J’ai aussi été fasciné, profondément marqué et fortement inspiré par certains concepts :
• équilibre / homéostasie (qui se répare) / entropie (qui se dégrade);
• tendance / rupture / symétries / patrons (patterns);
• historicité (le temps qui ouvre certains possibles et en ferme d’autres)
/ événement-charnière / révolution;
• action / réaction / rétroaction / interaction / synergie;
• causalité (linéaire : cause – effet; bouclée : l’effet qui à rebours influence la cause; spirale : bouclé avec historicité) / cooccurrence;
• unicité / singularité / complexité / chaos;
• conservation / perturbation / transformation;
• dualité / continuum (linéaire, bouclé, spiral)…
Aussi par des idées puissantes comme : «l’unité dans et par la diversité», «le chaos qui engendre un nouvel ordre», «la perturbation ou l’erreur qui provoque l’évolution»…
Autant de lanternes, de sources d’inspiration, d’apports à mon intuition initiale.Le modèle initial a donc progressivement pris de l’ampleur, de la profondeur… et aussi de l’universalité! Il a débordé le seul fonctionnement humain : il s’est étendu à mes chats, mes chiens, ensuite à l’ensemble des animaux dotés d’un cerveau capable d’apprendre : d’adapter leur comportement à un changement de leur milieu. Puis, il m’a semblé, à des invertébrés! Des petits escargots du moins! Qui n’ont pas vraiment de cerveau, mais tout de même un système nerveux (bulbe) apparemment suffisant pour s’adapter à certaines modifications de l’environnement. Sur la trajectoire d’un petit escargot à coquille jaune se déplaçant sur un muret de blocs de béton, j’avais posé à plat un petit miroir rectangulaire : la bestiole l’a traversé comme si de rien n’était. Je l’ai replacée au début de sa trajectoire après avoir versé sur ce miroir plusieurs gouttes d’acide muriatique (chlorhydrique : HCl)… L’escargot s’y est engagé, comme précédemment… a stoppé net dès qu’il a touché (senti?) l’une des gouttes, l’a contournée, en a touché une seconde, l’a contournée à son tour, puis une troisième… puis a été acculé à descendre du miroir et il a poursuivi sa trajectoire. Je lui ai laissé faire un bout encore sur le muret, puis l’ai repris et mis à nouveau au début de sa trajectoire… rendu aux abords du miroir, il l’a monté et s’est arrêté net à la première goutte, de même à la seconde et, sans aller plus loin, a descendu du miroir et poursuivi sa trajectoire. J’ai encore répété l’opération, il a repris sa trajectoire mais, rendu au miroir, sans y monter il l’a contourné!… Cet escargot pouvait donc apprendre; son comportement rappelant celui d’animaux plus évolués. Est-ce le cas de tous les invertébrés? Je l’ignore, mais pour l’escargot de mon jardin il semble bien que oui!
Au-delà du fonctionnement rationnel et réfléchi (possible…) de l’humain et, jusqu’à un certain point, des animaux très évolués comme les grands singes ou les dauphins, il semble donc que l’on puisse encore représenter le processus cognitif au moyen de nos quatre opérations distinctes consécutives :
1. La perception d’un déséquilibre cognitif en deux temps : a) la perception d’une forme de non-adéquation dans ce qui se vit confronté au matériel cognitif existant et b) l’identification, au moins partielle, de son origine : la fonction cognitive se met en branle;
2. Une réaction de l’organisme (issue de son cerveau ou de ce qui en tient lieu) pour tenter d’éliminer cette perturbation à l’équilibre cognitif, en utilisant les ressources cognitives existantes (telles quelles ou, éventuellement, partiellement modifiées);
3. Une perception, plus ou moins attentive et délibérée, d’indices quant à l’effet de cette réaction;
4. Une espèce de comparaison/bilan qui peut éventuellement conduire à l’adoption d’un comportement différent.
Chez l’humain, le comportement associé à ces phases peut s’accompagner d’une réflexion et même se situer entièrement et uniquement au niveau rationnel; ce que permettent sa conscience, son imagination, sa réflexion.Revenons à ce bilan de la dernière «phase». À la suite de ce dernier, deux possibilités peuvent s’offrir : a) ou bien la perception d’une satisfaction, et l’activité s’arrête : le déjà connu à peine modifié («élargi») a apparemment suffi à résoudre le problème; b) ou bien, à l’opposé, la perception d’une non-satisfaction persistante. Dans ce cas-ci, le cycle peut recommencer «si» l’inconfort devant le problème est suffisant. Et, lorsqu’il recommence, c’est souvent au moyen de la même réaction (de la même tentative de rééquilibration)!… qui conduira habituellement à la perception du maintien de l’insatisfaction… et, souvent, à l’abandon, du moins provisoire, de la recherche d’une solution. Ou bien, le cycle recommence, mais avec une réaction (anticipation) légèrement différente, qui mènera à une nouvelle perception d’indices qui, elle-même, mènera à un nouveau bilan… Si, à la suite de ce dernier, il y a maintenant «satisfaction», l’activité s’arrête; un apprentissage appréciable a été réalisé, une structure, des liens, se sont modifiés, «adaptés» et, dorénavant, cette perturbation (problème) n’en sera plus vraiment puisqu’une «réponse qui convient» (aux yeux de l’individu concerné du moins) sera disponible. S’il n’y a toujours pas satisfaction, un nouveau cycle pourra éventuellement reprendre lorsqu’une nouvelle réaction (anticipation) sera «envisagée», viendra à l’«esprit»; sinon, l’organisme s’accommodera de cette insatisfaction, quitte à s’engourdir… dans l’«espoir» que l’environnement change de lui-même ─ dans le cas de l’humain, pensons ici au triste syndrome de la femme battue… L’organisme réagira à nouveau, éventuellement, si la perception de la perturbation devient trop inconfortable, intolérable; le statu quo, manifestement, sans issue… Aussi, bien sûr, il arrive que le milieu change de lui-même et que, du coup, le «problème» disparaisse.
Au fil des ans, en parallèle, je me suis rendu compte qu’un tel modèle de l’activité cognitive en général ne semblait apparemment pas faire l’objet de publications comme telles. Il m’apparaissait pourtant régulièrement implicite chez bon nombre d’auteurs qui s’intéressaient à la cognition, mais jamais en tant que processus fondamental formé d’opérations séquentielles distinctes. Peut-être le phénomène de la cognition était-il à leurs yeux trop complexe pour chercher à l’«enfermer» dans un modèle aussi rudimentaire, ou redoutaient-ils la vision mécaniste (et réductionniste) qu’avait empruntée Dewey au tournant du XXe siècle, ou s’intéressaient-ils simplement à d’autres questions? Ou peut-être, tout bonnement, ne voyaient-ils pas l’intérêt pour leur domaine de recherche d’établir un tel modèle.
Seul Piaget à mes yeux s’est vraiment attardé in extenso au phénomène, et il l’a fait en biologiste : il s’est longuement penché sur l’évolution de la pensée, sous l’angle de l’adaptation, avec ses notions complémentaires d’assimilation et d’accommodation largement empruntées à la biologie. Des concepts qui permettent de considérer le phénomène avec beaucoup de recul, pour ne retenir que les mécanismes les plus significatifs de l’adaptation cognitive. Au départ, la reconnaissance nécessaire d’une part de déjà-connu parmi les éléments perçus comme causant le déséquilibre cognitif (l’assimilation); ensuite, si nécessaire, la modification (l’accommodation, donc) d’une structure cognitive de façon à permettre dorénavant la reconnaissance de l’ensemble des composantes perçues dans ce qui auparavant avait provoqué le déséquilibre; donc, transformation, élargissement, du déjà-connu… Piaget s’est intéressé non pas au changement ponctuel, mais à la succession des changements avec l’âge pour certains concepts (longueur, volume, causalité, etc.) chez les jeunes. Cependant, hormis l’enchaînement de ses célèbres stades de développement et le développement parallèle des concepts étudiés ─ qui avaient tous deux l’avantage d’attirer l’attention du monde de l’éducation sur les changements qualitatifs qu’entraînait, avec l’âge et l’expérience cognitive, la maturation de la pensée ─, ses travaux, le recul aidant, ne se sont pas révélés si utiles pour l’enseignement.
SPACT dans son essence et en tant que processus fondamental de la cognition, pour le monde de l’éducation apporte peut-être un éclairage plus inspirant; puisqu’il attire l’attention sur des opérations («phases») qui, chacune, représente un ensemble particulier d’activités mentales et, donc, est susceptible d’inspirer d’éventuels gestes pédagogiques. Mais tout n’est pas si simple! Regardons de plus près.
Au total, il s’agit bien d’un «patron» unitaire qui se répète, se subdivise, s’emboîte à d’autres… Un patron si simple qu’il apparaît presque simpliste, mais il m’a fallu un assez long temps pour bien percevoir la délicatesse et la fragilité du geste d’intervention qui pouvait utilement en découler. Car, pour éveiller (lancer) l’activité cognitive, il ne faut pas seulement exposer aux jeunes des problèmes, ou les «intéresser»; il faut également (surtout) savoir les toucher : parvenir à les toucher «là où ça compte»! Or, il est très difficile, ─ voire impossible, s’il s’agit d’un groupe ─ pour tout intervenant de savoir à l’avance où chacun peut être touché de façon à enclencher véritablement (en profondeur) chez lui l’activité cognitive… À plus forte raison, évidemment, si cet intervenant est encore lui-même fortement imprégné des idées «classiques» de l’intervention directe. Cette question est capitale et mérite éclaircissement.
On peut penser que, SPACT en main, on détient un canevas assez clair pour planifier et diriger le cheminement cognitif des élèves ou des étudiants. Qu’au fond, il s’agit «simplement» de les «plonger» dans un problème, de les «inciter» à anticiper des solutions possibles, de les «encadrer» étroitement dans leur cueillette, et de les «amener» à un traitement rigoureux de ce qu’ils ont obtenu! C’est là une vision «aristotélicienne», normative, de l’intervention pédagogique! On est alors mû par des «standards», des normes qu’on applique à l’individu ou au groupe concerné : nos gestes se font alors «sur» nos jeunes. On estime alors que, normalement (s’ils sont attentifs, «intelligents», travailleurs, disciplinés, etc.), ils devraient s’engager et apprendre véritablement (en profondeur)! Dans une telle vision de l’intervention pédagogique, nous sommes profondément marqués par l’«intervention directe»; celle à laquelle nous avons nous-mêmes été exposés dans notre jeunesse. On nous «montrait», puis on nous «contrôlait». On nous dictait la procédure, nous disait comment et quoi penser, et ensuite on s’«assurait» que chacun donne la réponse attendue. On ne faisait au fond qu’appliquer la règle qui a si bien réussi à l’industrie : Pour aller de A à Z, il faut d’abord aller de A à B, puis à C, ensuite à D, etc. Et voilà que, de son côté ─ c’est là le grand écueil d’un modèle séquentiel ─, c’est précisément ce que semble dicter SPACT!… D’abord passer par SP, ensuite A, ensuite C,… Du coup, l’activité cognitive du principal intéressé, émergente et spontanée en bonne partie, est pratiquement évacuée de l’équation!… On se retrouve dans la situation paradoxale de l’impératif : «Sois spontané!»…
J’ai mis un temps à vraiment m’en rendre compte : les exigences du «programme à couvrir» dictaient sans doute encore trop largement le pas, et cachaient facilement la forêt… Toucher «là où ça compte», non pas seulement réussir à intéresser! Mais comment?… si on ne connaît pas, et ne peut pas suffisamment connaître, l’histoire cognitive individuelle de chacun!
Là où j’ai perçu de vrais gains, c’est chez des élèves «prédélinquants» de 15 ans et, plus tard, chez plusieurs de mes étudiants en formation des maîtres. Mais j’ai encore mis du temps à bien interpréter ce qui arrivait : je les attribuais essentiellement à l’«intérêt» suscité…
Chez les «prédélinquants», le directeur de l’école avait dit de faire ce que je pouvais avec eux : «Il y a bien sûr un programme ─ et il était démesurément chargé! ─ mais, avec eux, réussir à les intéresser suffisamment pour qu’ils sèchent le moins de cours possibles, ce serait déjà beaucoup!»… Carte blanche donc, ou presque. Un laboratoire a été monté pour eux : le matériel, l’enseignant (moi) et l’appariteur étaient à leur disposition et, en plus des périodes prévues à l’horaire, ils pouvaient y venir aussi souvent qu’ils le désiraient : pendant leur temps libre, le midi, après la classe… pour «essayer», tester, leurs idées. Des fiches, pendant les périodes de cours, étaient à leur disposition : sur des «manipulations» ou «expériences» qu’ils devaient réaliser afin de répondre par la suite à certaines questions, ou à d’autres de leur cru. Une fois par semaine, ils avaient un cours «régulier» où toute la matière était vulgarisée. La grande majorité a profité de cette ouverture et quelques-uns plus que d’autres… Certains en effet séchaient à mon insu d’autres cours pour poursuivre leurs recherches!… Ils avaient, disaient-ils, des périodes libres… Il y a eu, on s’en doute, quelque démêlé avec la Direction!…
Dans le cas des étudiants en formation des maîtres; pendant nombre d’années, en parallèle avec les cours réguliers, je leur ai demandé de réaliser, de «vivre», individuellement, une recherche empirique (au contact direct de la réalité, donc). Une recherche de leur choix, adaptée à leurs goûts et, bien sûr, à leur niveau de maturité; néanmoins, une recherche analogue à ce que je souhaitais qu’ils fassent vivre aux jeunes de leurs éventuelles classes du préscolaire ou du primaire. Chez bon nombre, cette recherche les a engagés au point de les amener à vivre une authentique démarche de connaissance autonome!… Des recherches comme leur arbre généalogique en interrogeant des proches, en recueillant des artéfacts, en consultant des registres officiels, etc.; la réalisation avec les moyens du bord d’une couveuse permettant de faire éclore des œufs fécondés; la réalisation d’une carte de la face visible de la lune en observant régulièrement avec des jumelles, sur plusieurs semaines, la frontière ombre-lumière (le terminateur) à sa surface : la lumière rasante, avec ses ombres allongées, accentue alors le relief de celle-ci… L’éventail des recherches empiriques possibles était au tout début de la session inventorié au tableau à partir de leurs idées selon une technique de visualisation : lors du retour sur leur inventaire, j’en profitais pour rappeler ici et là des sujets qui avaient été abordés au cours de sessions antérieures ou d’autres inspirés de ce qu’ils venaient d’identifier. Ensuite, ils avaient véritablement l’embarras du choix, et ils devaient choisir…
Ces deux séries d’expériences aidant, j’ai réalisé avec le temps la fragilité particulière des deux premières phases de SPACT. La «saisie de problème» et l’«anticipation». SP n’a véritablement lieu que lorsque l’individu en question se sent profondément à la fois confronté et stimulé par le questionnement qui lui vient à l’esprit. Il est difficile, voire impossible, pour un intervenant de prévoir l’importance émotionnelle, la forme exacte et l’acuité de ce questionnement, puisque l’histoire cognitive personnelle de chacun y joue un rôle déterminant et échappe à l’un comme à l’autre en quasi-totalité. Conséquemment, plutôt que de tenter de les provoquer directement, la meilleure façon de susciter de tels questionnements s’est révélée celle de créer un milieu, et un climat de groupe, riches et stimulants. Où les individus sont exposés à de nombreuses sources de questionnement potentiel et de nombreuses occasions d’interaction avec les pairs; dans une atmosphère, autant que possible, d’accueil, de respect et de non-jugement. Un tel contexte voit alors émerger de nombreux questionnements significatifs et, du coup, devient un terreau particulièrement favorable à l’émergence d’anticipations, de pistes de solutions possibles… Bien sûr, pourvu que l’«erreur» (inévitable) soit accueillie positivement par les uns et les autres : comme une tentative qui n’a pas atteint le résultat escompté, mais qui, correctement objectivée, notamment avec l’aide des pairs, permet néanmoins d’avancer, d’apprendre. En mettant sur pied un tel contexte plutôt que d’«exposer uniquement de la matière», on passe alors d’une vision aristotélicienne (normative) de l’intervention pédagogique à une vision plus darwinienne de celle-ci. Dans cette dernière, c’est l’environnement confrontant lui-même, et non plus l’intervenant seul, qui devient l’initiateur du changement : les individus eux-mêmes (les apprenants) deviennent les véritables moteurs de leur apprentissage : le leur propre et celui de tout le groupe!
L’intervenant entretient, supporte, et «organise» l’environnement. Le planifie, en fixe le cadre, y compris les limites : autant que possible en collaboration avec les principaux intéressés. L’échéance pour la publication collective des productions, des résultats, des découvertes est donc clairement fixée à l’avance. Le rôle de l’intervenant en est radicalement modifié. Il devient, non plus seulement un transmetteur, ou mieux un passeur, un médiateur, rôle qu’il assume toujours, mais également le concepteur-réalisateur d’un milieu d’apprentissage, aussi l’accompagnateur et l’animateur responsable de son climat. Dans ce rôle, lorsque le «feu» prend chez les individus ou les petits groupes, il les accompagne adroitement mais délicatement : pour ne pas briser l’élan spontané, l’intuition, l’enthousiasme. Et à la fin, dans chaque cas, une forme de publication (expo, reportage, échange avec un groupe éloigné, etc.) vient coordonner et couronner les efforts de tous et de chacun.
Ainsi, comme on peut le constater à travers les nombreuses illustrations de DES SCIENCES À L’ÉCOLE, on ne fait pas qu’initier les jeunes à une démarche scientifique (clarification d’une problématique, formulation d’hypothèses, expérimentation/observation, analyse des résultats), on leur fait vivre continuellement la démarche : en profondeur et ce, autant que possible, dans tous les gestes du quotidien. Ils vivent donc régulièrement dans un environnement «darwinien». Continuellement ils sont confrontés, doivent agir, interagir, prendre des décisions; ils sont, aussi, continuellement exposés aux conséquences de leurs décisions, de leurs gestes. Constamment, et naturellement. Et à propos de tout, ou presque. Il s’agit là d’une «culture» de classe. On les ramène constamment à eux. On s’applique à créer un monde susceptible de faire apparaître chez eux, ne l’oublions pas, de multiples «problèmes» de nature très diversifiée. Pas seulement en sciences, loin de là; les autres disciplines peuvent avantageusement y trouver là un mode d’intervention possible; même la gestion de la classe constitue un terreau privilégié à exploiter.
On les y plonge donc, constamment. Notamment, à l’aide des questions-outils, ces questions ouvertes qui titillent l’intelligence. Des questions qu’utilise régulièrement l’intervenant, comme son marteau le menuisier. Ainsi, ils apprennent à penser, apprennent l’importance de la présence des autres (source intarissable de confrontation ou, aussi, de «confortation»), apprennent à se faire confiance, à s’ouvrir aux idées des autres, à critiquer ces dernières. Ils deviennent avides de connaître. Y compris de connaître ce qu’ont à dire les «grand-maîtres»… maintenant qu’ils ont déjà, eux, leur p’tite idée sur le sujet!…
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- #2 Vous parlez de constructivisme et de constructivisme radical. Dans nos cours, il est généralement question de socioconstructivisme. Quelles différences? P.M. étud. BEPEP, U. Laval, Québec
- Disons succinctement que le constructivisme est un courant épistémologique qui reconnaît au départ 1. que la connaissance (tant individuelle que collective) est le fruit d’une construction, d’une évolution ou transformation d’un «déjà connu», et que 2. cette construction résulte de l’action de celui ou de ceux qui s’engagent dans ce processus : qui veulent aller au-delà du déjà connu, qui cherchent à évoluer, à découvrir du neuf, à apprendre. On insiste ici sur le fait que l’on n’apprend jamais sans être actif, d’une façon ou d’une autre, ni évidemment à partir de rien… On adopte ici une position à l’opposé de cette croyance mal questionnée voulant que l’apprentissage consiste à bien «recevoir», ingurgiter, un «tout» déjà emballé; comme si quelqu’un ou quelque chose pouvait nous «livrer» telles quelles, nous «donner» donc, des connaissances, des habiletés, des valeurs, peu importe.
Même la réalité ne s’impose pas à nous!
Si elle nous apparaît comme ceci ou comme cela, c’est que nous avons, au fil de notre histoire personnelle, développé (construit) ─ seul et en contact avec notre entourage ─ une kyrielle de structures (schèmes, concepts, préférences, patrons émotionnels, croyances, etc.) qui «réagissent» à ce qui éveille, active, un moment donné nos sens, nos émotions, nos pensées… Grâce à nos acquis antérieurs ─ je sais, je fais ici un pléonasme, mais je désire insister… ─ qui jalonnent notre histoire (personnelle ou collective), nous tentons chaque fois de «reconnaître», de donner de la signification à ce qui nous titille, confronte, met en éveil notre esprit; même si nous n’en sommes pas toujours pleinement conscients. Se met alors en branle ce que Piaget appelle le «processus d’équilibration», et ce, au moyen de deux mécanismes complémentaires : l’assimilation, la reconnaissance («dans» ce qui nous excite) de ce qui est semblable au «déjà connu» concerné et, si cette assimilation ne peut se réaliser complètement, entre alors en action l’accommodation, la modification partielle du «déjà connu» de façon à permettre, éventuellement, l’assimilation de cette «nouveauté» : en «faire sien», sa propre matière cognitive!La métaphore de la nourriture que l’on ingurgite peut d’ailleurs nous aider à comprendre : souvenons-nous d’ailleurs que Piaget était biologiste… La pomme que nous mangeons cesse d’être une pomme sous l’effet de la mastication et de l’action de nos différents sucs digestifs, gastriques et autres, pour devenir au bout du compte des constituants de nous-mêmes et, aussi, fournir de l’énergie pour entretenir nos différentes fonctions. Si cette «assimilation» ne se réalise pas (ou pas complètement), la nourriture ingurgitée (en partie ou en totalité) «passera tout droit» ou bien sera carrément rejetée… Dans le cas de la fonction cognitive, si aucune assimilation ne se produit, l’«objet» (la nouveauté) passera inaperçu : il passera tout droit, «sous le radar»…
À ne pas confondre avec le cas où un événement perturbe si profondément (intellectuellement, moralement, émotionnellement, etc.), qu’il conduit l’individu à «couvrir», nier, cacher à sa conscience (un temps du moins), cet événement trop confrontant. Remarquons tout de suite que s’il est si confrontant, c’est que quelque part il y a forcément eu une certaine assimilation… Mais, dans ce cas-ci, l’écart avec le «déjà connu» est trop prononcé, insupportable, du moins à ce moment. L’abus sexuel en bas âge en est un exemple éloquent. À un niveau nettement moins dramatique, il y a cette conviction de n’être qu’un incapable dans tel ou tel domaine… Consciemment ou pas, nous détournons instinctivement l’attention de tels événements…
Avec un minimum d’introspection, on peut aisément se rendre compte qu’il en est ainsi pour chacun de nous dans la vie courante, et tout au long de notre existence : nous régissons à un «détail» de l’environnement lorsque nous sommes en mesure de le faire, lorsque nous avons quelque chose à y «accoler», sinon il passe inaperçu. Il peut arriver, rarement en général, que la réaction soit excessive ou qu’un souvenir soit occulté; il existe des gens marqués à vie par une expérience ou, pire, une série d’expériences traumatisantes… (Attention, donc, devant un enfant qui a des difficultés d’apprentissage : il a une histoire, et c’est elle qu’il faut souvent refaire pour permettre l’apprentissage.)
Très jeune, m’a-t-on raconté, la première fois que j’ai vu une vache, je l’ai montrée du doigt et dit : «Chien!». J’avais semble-t-il appris à «reconnaître» les chiens, mais j’étais apparemment pour la première fois confronté à une vache… Un autre anecdote : ce n’est qu’au début de la trentaine que j’ai vraiment perçu la signification particulière de l’expression «passage à niveau» : jusque-là, ce n’était qu’une simple traverse de chemin de fer!…
Le goût des olives, comme celui des huîtres, se développe, s’apprend. De même, on apprend à voir ou à entendre : ce n’est pas inné; hormis semble-t-il quelques perceptions comme la cadence ou le changement appréciable, et quelques sensations comme le sucré ou le grave. Ce n’est qu’avec le temps ─ plus ou moins, selon les individus, et toujours par assimilation/accommodation au fil des expériences, et ce simultanément aux plans sensoriel, moteur, émotionnel, intellectuel, etc. ─ que l’on apprend à distinguer ou apprécier les olives, les huîtres, les formes, les couleurs, les sons… leur texture, leur composition, leur spécificité, leur degré d’harmonie avec le contexte, etc. Avec le temps, une riche palette de sensations et de perceptions s’«offre» à nous; construites, reconstruites, re-reconstruites au fil de l’expérience à partir des sensations et perceptions rudimentaires de départ (innées).
Des constats de ce genre sont nombreux, archi nombreux, et dans toutes les sphères de la connaissance… Y comprit, bien sûr, en sciences. L’histoire des sciences en est parsemée. Le constructivisme apparaît, aujourd’hui, comme une position épistémologique hautement défendable; y comprit, sinon surtout, en science!… Comme l’ensemble de mon ouvrage, d’ailleurs, tente de le démontrer.
Ceci dit, on peut, à l’intérieur même de la position constructiviste, braquer les yeux sur l’influence des échanges interpersonnels dans la construction des connaissances, habiletés, valeurs, etc. On adopte alors une position dite socioconstructiviste. En autant qu’on ne néglige pas le reste, c’est-à-dire la nécessaire action individuelle dans la construction des significations attribuées au contenu de ces échanges, de même que dans la construction elle-même de ces connaissances, habiletés, etc., il n’y a pas de problème. Le risque m’apparaît cependant non négligeable qu’on sous-estime ou même qu’on gomme cette nécessaire activité cognitive «individuelle» en portant autant d’attention aux interactions sociales. Même en présence et avec l’aide des autres, chacun doit construire ses acquis, sinon ils ne seront au mieux que «stockés» à l’état de structures flottantes (non enracinées), comme de simples «comptines» apprises «par cœur»; non vraiment «comprises», donc.
Quant au constructivisme radical, dans son cas on braque les yeux sur la conséquence ultime du constructivisme. À savoir, si l’évolution des acquis est toujours le fruit d’une construction active de la part de celui ou de ceux qui apprennent, découvrent, évoluent, etc., alors il faut reconnaître que ce que nous savons, ou plus globalement notre état actuel d’évolution personnelle (ou collective), est essentiellement le fait de ce que nous avons nous-mêmes, et seulement nous-mêmes (et non une espèce d’instance extrahumaine), construit… et donc que nous ne savons rien en définitive sur ce à quoi réfère ce que nous avons construit!!!…
Cette prise de conscience peut être drôlement déstabilisante la première fois qu’on s’y attarde ou qu’on en prend véritablement conscience. Qu’est-ce, finalement, qui est vrai? Quelle est la «vraie» réalité? Peut-il y avoir autant de vérités, ou de réalités, qu’il y a de constructions? Et si je me trompais; si nous nous trompions tous!?…
Strictement parlant, ces questions n’ont aucune réponse : elles sont tout aussi irrecevables, insensées, «illogiques» que si l’on essayait d’attraper du vide!!!
La seule possibilité que nous ayons pour décider de la valeur d’une idée est le succès ou l’échec de nos gestes, des actions physiques ou mentales que nous posons sous l’éclairage de cette idée! En d’autres mots, si une idée «marche», fonctionne, convient, tout va! Si elle ne «marche» pas, ne permet pas d’atteindre le but visé, cette idée ne convient pas : dans cette situation du moins, peut-être ailleurs, mais pas dans celle-ci. Un point c’est tout! Il n’y aucune autre garantie!… Ça marche ou ça ne marche pas, point!
Le constructivisme radical est peut-être déstabilisant au premier abord, mais il s’agit d’une conception de la connaissance drôlement libératrice et responsabilisante, quand on s’y fait…
Non seulement il n’y a plus aucune vérité «absolue», c’est-à-dire indépendante de l’humain, mais, en plus, nous sommes responsables de ce que nous décidons d’adopter comme «vérités»!
Bien sûr, en tant qu’humains, donc constitués (physiquement et mentalement) à peu près pareillement les uns les autres, nous partagerons un bon nombre de ces «vérités». Inutile, par exemple, de sauter sans parachute d’un avion en altitude sous prétexte que les conséquences que l’on connaît sont des constructions de l’esprit… Mais, par ailleurs, bon nombre de vérités peuvent «sainement» être remises en question; ne seraient-ce que celles à propos de nos complexes d’infériorité…
Sans compter que bon nombre de nos «vérités» ne sont en fait que des croyances nocives et sans fondement. Il suffit de lire les journaux pour s’en convaincre : quotidiennement! Si l’on récupérait vraiment sa liberté de pensée, peut-être n’y aurait-il plus autant de dictateurs, petits et grands, ni de guerres!… Peut-être que, devenant plus critiques, les impostures et les imposteurs de tout acabit seraient plus facilement, et rapidement, démasqués! Y compris la croyance en la supériorité ou l’infériorité de certains peuples ou de leurs croyances… Des croyances sont des croyances, point!… Et, peut-être que l’équité, la justice, la paix, le respect mutuel se développeraient davantage…
On voit peut-être ici poindre certains «effets collatéraux» d’une pédagogie darwinienne… centrée sur la confrontation perpétuelle des idées des uns et des autres au contact des «hasards» de la vie quotidienne de nos jeunes. Des «hasards» suscités délibérément par le contexte éducatif créé par l’adulte qui les accompagne.
L’apprentissage, le véritable s’entend (pas seulement à l’état de structures flottantes, ou de «par cœur»), au même titre que l’évolution des espèces ne se réalise que dans le temps, au détour de circonstances «confrontantes» d’un milieu au surplus changeant. Pas à pas donc, et généralement ─ pas toujours! ─ lentement. Il comporte toujours en effet, mais à l’occasion seulement, rarement en fait, des sauts brusques suivis de plateaux où pendant assez longtemps il ne se passe apparemment pas grand-chose… que des petits riens qui passent habituellement inaperçus, mais qui n’en sont pas moins essentiels pour «préparer le terrain» à la rencontre de l’événement qui, lui, provoquera le grand bond en avant.
De l’intervenant, enseignant ou parent, l’apprentissage chez ses jeunes exige donc patience et clairvoyance. Avant tout, il fertilise le terreau afin que les graines qui y tombent se mettent à germer et à croître; à lui alors, lui l’adulte, de les accompagner adéquatement. Rien ne sert de tirer sur les tiges pour accélérer leur croissance; elles risquent seulement d’en mourir!…
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- #1 Comme, au Québec du moins, l'enseignement des sciences au primaire ne conduit pas à des examens du Ministère, comme en maths ou en français, nous ne sommes donc pas très incités à mettre des périodes de sciences à l'horaire. Il ne se fait donc pas beaucoup de sciences dans nos classes. Et, pourtant, nous savons que les sciences c'est important. Comment changer la situation? C.D., Trois-Rivières, Québec
- Le programme du ministère de l’Éducation stipule en effet qu’à partir du premier cycle (6-8 ans), des périodes de sciences doivent figurer à l’horaire — en maternelle, les sciences sont «intégrées» aux autres matières. Mais vu qu’au premier cycle, l’évaluation des apprentissages en sciences n’est pas obligatoire et que, par ailleurs, aucune évaluation par le Ministère n’est réalisée à aucun des trois cycles, l’enseignement des sciences comme vous dites est souvent délaissé… Si on ajoute à cette situation la lourdeur des autres programmes et la charge de travail des enseignants, rien d’étonnant que vous ayez raison.
Pourtant, dans les classes à pédagogie différente, comme celle choisie dans Des sciences à l’école, la situation peut être tout autre si les élèves ont la possibilité de «faire» véritablement des sciences. Les jeunes, en effet, adorent «faire» des sciences, réaliser leurs propres projets et tester leurs propres idées.
Bien sûr, les cours de sciences traditionnels réputés «plates» — où un enseignant «énonce des vérités toutes faites» sans grande conviction ou sans véritablement engager émotionnellement ses élèves et met indûment l’accent sur des «formules» mathématiques désincarnées — constituent non seulement un piètre enseignement, mais un vecteur de premier ordre pour conduire au désintérêt envers les sciences, et même à une crainte généralisée envers les sciences si s’ajoutent de médiocres résultats scolaires… Au contraire, si les sujets d’études abordés font partie du quotidien tout autour et que les jeunes peuvent directement se confronter en mettant à l’épreuve leurs propres idées, les sciences sont alors non seulement grandement appréciées, mais elles contribuent nettement à dynamiser la classe et même à donner à ces jeunes le «goût de l’école».
S’ensuit, évidemment, pour l’enseignant une tâche beaucoup moins lourde à porter. Même si le travail n’est pas moindre, il devient beaucoup plus stimulant et, même, infiniment plus enrichissant! L’enseignant vit son quotidien avec des jeunes beaucoup plus attachants, plus «beaux» disent certains, mais en plus ces derniers, par leurs questions, leurs réflexions ou leurs découvertes, ouvrent régulièrement des perspectives insoupçonnées à l’enseignant. «Ils nous tiennent jeunes», disait une enseignante.
Le défi, pour des gens comme moi, c’est de «donner la piqûre» aux enseignants. Leur faire oublier les cours «plates» et frustrants auxquels ils ont pu être exposés dans leur passé scolaire et les sensibiliser aux merveilles de la nature tout autour, également à la beauté de certaines conceptions scientifiques. Mais par-dessus tout, c’est là peut-être le plus difficile, les inciter à changer doucement, progressivement, leur pédagogie. Ce qui n’est pas toujours une mince tâche…
Passer d’une pédagogie «traditionnelle» centrée sur l’enseignant (qui, pour l’essentiel, décide de tout et organise tout; l’élève étant réduit au rôle d’exécutant) à une pédagogie davantage centrée sur l’élève et son potentiel (où, pour l’essentiel, pour ce milieu particulier l’enseignant crée un contexte éducatif riche et stimulant pour ses différents élèves, puis les accompagne, chacun, dans leurs démarches), ne va pas nécessairement de soi… Il est donc tout à fait normal que l’enseignant se sentent menacé, et pas seulement à ses tout débuts… Faire face à la nouveauté exige toujours une dose de confiance en soi… Notre éducation, reconnaissons-le, n’est pas toujours allée en ce sens… Surtout peut-être chez les femmes, et elles sont habituellement majoritaires dans l’enseignement au préscolaire et au primaire… Pour certaines — aussi pour certains… –, redresser la situation représente un défi olympique!… Mais réalisons qu’y parvenir, même si le défi peut être grand, n’aide pas seulement les enfants : nous-mêmes également, sinon en premier lieu!…
Pour le reste, la tâche de l’enseignant demeure la même, qu’on fasse appel à une pédagogie traditionnelle ou davantage centrée sur l’élève. Il y aura toujours l’intervention assidue auprès des élèves, les corrections à effectuer, les programmes à couvrir, la discipline à assurer, les bulletins à compléter, les plans d’intervention auxquels participer, ses propres compétences à mettre à jour, et à constamment démontrer, etc.
Par ailleurs, ce n’est pas tant qu’il faille apprendre à moins «contrôler», que d’apprendre à contrôler autre chose. Quelque chose de plus subtil que de contrôler ses dires («enseigner») ou de contrôler le comportement déviant (ou perçu comme tel). Il s’agit plutôt de contrôler le climat, l’ambiance de classe (ouverte et respectueuse des uns et des autres), de contrôler la qualité du milieu qu’est la classe (riche et stimulant), de contrôler la qualité de la relation avec chacun des élèves (empathique, attentive et facilitante). On ne peut plus imposer un cadre aussi strict, restreint et prévisible au comportement de l’élève : assis, docile, attentif. Mais un cadre clair et délimité est tout aussi attendu : un élève qui trouve chaussure à son pied. Qui est engagé dans ses projets (individuellement ou à plusieurs), qui se respecte et respecte les autres, qui cherche à répondre à ses propres questionnements, à tester ses propres idées, etc.
Dans un tel contexte, contrairement au réflexe largement répandu de voir la déviance comme la seule responsabilité de l’élève, celle-ci devient davantage le fait du tandem élève/enseignant. C’est l’écologie du milieu qu’est la classe qu’il faut interroger. Ce milieu est-il suffisamment riche et stimulant pour «cet» élève? Compte tenu de ses caractéristiques propres (dyslexie, hyperactivité, difficulté de concentration, retard scolaire ou, on le néglige trop souvent, douance, culture plus développée que la moyenne, intérêts au-delà de ce qui est présenté, etc.), le jeune en question y trouve-t-il son compte? Les activités et les interventions pédagogiques sont-elles suffisamment variées? L’encadrement de cet élève est-il suffisant? Et la relation? Etc.
On répondra avec raison qu’il y a des limites à ce qu’un enseignant peut faire dans une classe réelle. Certains groupes classes sont plus difficiles que d’autres et certains «cas problème» sont d’un ressort qui dépasse nos compétences ou nos conditions de classe; trop souvent les ressources d’appoint (psychologue, orthopédagogue, T.E.S., etc.) manquent lamentablement. Dans un tel contexte, on ne se surprendra pas que l’enseignant veuille baisser les bras… Pourtant, dans des situations comparables, l’enseignant qui utilise une pédagogie davantage centrée sur l’élève s’en sort beaucoup mieux : et pour son équilibre personnel et pour celui de l’ensemble de ses élèves… En général, en pareille situation, tout le monde est beaucoup moins perturbé par cette présence de «cas lourds» et de pénurie de ressources.
Je sais d’expérience que des enseignants envient la classe de ces enseignants souvent perçus comme marginaux dans certaines écoles, une situation enviable qu’ils attribuent trop rapidement à la chance… Un ingrédient non négligeable, mais qui ne pèse pas lourd dans l’équation. Toujours les mêmes qui seraient chanceux? Pas du tout! Chaque enseignant est largement responsable de sa situation de classe. Pas uniquement, bien sûr, mais en bonne partie.
Maintenant, comment rassurer ceux qui hésitent encore à emboîter le pas et à «faire» véritablement des sciences «avec» leurs élèves? Tout au long de ma carrière, j’ai tenté de convaincre par la parole. Je dois reconnaître que j’ai largement échoué. Les étudiants et les enseignants en exercice demandaient constamment à voir; j’ai mis trop longtemps à vraiment comprendre leur demande, puis à y accéder. C’est précisément ce à quoi j’ai tenté de remédier avec Des sciences à l’école…
© plt